Tanger judéo‑espagnol

Parmi les Megorashim miKastilla («expulsés d’Espagne») certains choisirent de se rendre au Maroc. Ils ne firent qu’une brève halte près de Tanger, sur les bords du wadi el-Yehoud («la rivière aux juifs») où ils débarquèrent : Tanger n’était à l’époque qu’une petite bourgade, qui plus est occupée par les Portugais.

Tanger judéo-espagnol
Nini Medina et son amie, Cota Ponte à Tanger en octobre 1932. Collection Bella Cohen Clougher.

Ils continuèrent donc plus au sud, vers Fès et Meknès, où ils ne s’entendirent pas toujours très bien avec les Toshavim (juifs «autochtones»), qu’ils avaient tendance à regarder de haut : n’étaient-ils pas, eux, les fiers descendants des juifs de Castille ? Cependant, à l’occasion de la fameuse Bataille des Trois Rois (4 août 1538) est institué un Pourim local à Tanger, le Purim «de Sebastián» ou «de los Cristianos», avec rédaction d’une meguila spéciale, ce qui confirme l’existence d’une (modeste) communauté juive dans cette ville.

En 1684, Moulay Ismaël reprend la ville aux Anglais et fait appel aux juifs de Tétouan et de Meknès pour repeupler la ville. En 1744, un premier dayan, Rebbi Yehuda Hadida, est nommé. Tanger reste une bourgade assez insignifiante et, sur le plan religieux, elle dépend de Tétouan, mère de toutes les communautés juives hispanophones du Maroc.

Tout change en 1792, lorsque le sultan décide de faire de Tanger la capitale diplomatique de son royaume. Dès lors, la colonie européenne se développe (diplomates, commerçants, aventuriers affluent à Tanger…) et parallèlement, la communauté juive prend son essor. Les juifs jouent un rôle essentiel d’intermédiaires, tant sur le plan économique que politique : chaque consul a son interprète juif. La population juive s’accroit rapidement.

Abraham Toledano devient Grand Rabbin en 1798. Il réclame des autorités rabbiniques de Tétouan l’autonomie pour sa ville et l’obtient en 1806, devenant ainsi le premier Grand Rabbin « autonome » de Tanger.

La ville acquiert alors cette originalité, ce caractère international et cette ouverture d’esprit qui l’ont caractérisée jusqu’à naguère. La bourgeoise d’affaires se développe. La presse fait son apparition à Tanger avant de gagner d’autres villes du Maroc : les juifs y collaborent très activement. Haïm Benchimol crée la première loge maçonnique du Maroc…

En 1833, Rebbi Moshe Bengio succède à son beau-père Rebbi Abraham Toledano : il devient le deuxième dayan « de plein exercice » de Tanger. Il meurt du choléra en 1855 ainsi que son fils et c’est son petit-fils, âgé de 28 ans, qui lui succède : Rebbi Mordekhaï Bengio exercera ses fonctions pendant 62 ans, soit jusqu’en 1917 ! Assez longtemps pour que naisse autour de sa personne, très aimée des Tangérois de toutes origines, une légende dorée qui s’est pieusement transmise jusqu’à nos jours.

Ce long règne fera de lui le témoin et l’acteur privilégié des grands événements qui marquèrent l’histoire de la ville : création de l’École de l’Alliance israélite universelle en 1864 (la deuxième créée dans le monde), élection au suffrage universel en 1890, pour la première fois au Maroc, de la Junta qui administre la communauté, débarquement du Keiser Guillaume II en 1905, Conférence d’Algésiras en 1906, prélude au statut international de Tanger - expérience unique d'administration d'une ville par plusieurs pays - statut qui sera aboli lors de la proclamation de l’indépendance du Maroc en 1956.

Le déclin est alors très rapide. 17 000 juifs à Tanger en 1956, quelques dizaines aujourd’hui. La diaspora juive tangéroise s’est égayée aux quatre coins du monde, jusqu’en Espagne, en France, en Israël, au Canada, au Venezuela, etc. Bercés par les récits qui entourent cette ville de légende, ses enfants continuent d’affirmer que l’existence d’une civilisation judéo-espagnole nord-marocaine n’est pas un mythe, même si son souvenir s’éloigne progressivement dans les brumes mélancoliques du passé…

Abraham Bengio

Diaporama d'une famille de Tanger : la collection de Bella Cohen Clougher.