Aux sources de l'exception juive salonicienne

La présence juive à Salonique remonte à l’Antiquité, mais devient majoritaire avec l’expulsion des Juifs d’Espagne à la fin du XVe siècle. Naît alors le paradoxe qui se prolongera jusqu’au XXe siècle : la cité que les nations balkaniques disputent aux Turcs est à dominance juive et parle un vieux castillan.

Par Gilles Veinstein

Aux sources de l'exception juive salonicienne
Théâtre à l'école italienne de Salonique. Juin 1932. Collection Dolly Benozio. Photothèque sépharade Enrico Isacco.

Salonique est une ville très ancienne, millénaire qui a eu une grande importance politique, culturelle et commerciale, à la fin de l’Empire romain et à l’époque byzantine, en particulier grâce à sa position géographique puisque cette ville est au carrefour des voies maritimes menant de l’Adriatique à la Mer Égée et des voies terrestres menant de l’Europe centrale et balkanique à l’Europe méditerranéenne.

Comme toute grande ville méditerranéenne, Salonique possédait une communauté juive formée de Grecs judaïsés qui est attestée par exemple dans l’épitre de Saint Paul aux Thessaloniciens. Plus tard, au Moyen-Âge, on a quelques éléments qui attestent de cette communauté, mais comme dans toutes les grandes villes méditerranéennes en ce temps-là, les Juifs représentent 5 à 10 % de la population.

Une ville à majorité juive durant cinq siècles

Pourtant Salonique va devenir un cas tout à fait exceptionnel dans l’histoire du judaïsme puisqu’à partir de la domination ottomane, Salonique sera une ville à majorité juive et que cette prépondérance durera presque cinq siècles. Salonique est une ville où les Juifs donnent le ton: le port de Salonique, les boutiques étaient fermés le samedi jusqu’en 1923. Les fêtes juives étaient fêtées par toute la population de la ville durant la période ottomane et lorsque les futurs pères fondateurs d’Israël comme Ben Gourion, Ben Zvi ou Jabotinsky visiteront Salonique, ils y verront une préfiguration de ce que pourrait être une ville dans un État juif.

Après la conquête définitive de Salonique par les Ottomans en 1430 le premier recensement ottoman de la ville en 1478 ne fait curieusement état d’aucun Juif. Cela est très probablement dû au fait que Mehmet II, le conquérant de Constantinople, a déporté la plupart des communautés juives de son Empire à Istanbul pour que cette population travaille à l’essor et au renouveau de cette ville. Il y avait, à Istanbul, parmi les nombreuses congrégations juives, une congrégation de Salonique qui avait été constituée, au départ de ces déportés de Salonique à Istanbul.

S’il n’y a plus de Juifs en 1478 à Salonique, on voit en revanche dans les recensements ottomans qui suivent, à partir du début du XVIe siècle, que la situation a complètement changé. En 1519, par exemple, 56 % de la population de Salonique est d’ores et déjà juive. Bien évidemment, les dimensions des villes de cette époque n’ont rien à voir avec celles d’aujourd’hui. En 1519, d’après ce premier recensement ottoman, Salonique comptait 4 073 foyers. En multipliant par cinq, on a une idée de ce que pouvait être la population de Salonique à cette époque. Cette majorité juive est confirmée par les recensements suivants : en 1530, ils sont 52 % de la population et en 1613, ils atteignent une sorte d’apogée avec 68 % de la population.

Les Juifs ne sont pas seuls. À leurs côtés, coexistent des musulmans dénommés Turcs, des Grecs, des Slaves, des Tziganes. Au fil du temps, des Arméniens et des Occidentaux viendront également s’établir à Salonique. Néanmoins la ville est en majorité juive et cela reste vrai au XIXe siècle. Même après l’annexion de Salonique par l’État grec, en 1912, les Juifs restent une composante très conséquente de la population. En 1914, sur 170 000 habitants de Salonique, 90 000 sont encore juifs.

Comment expliquer ce phénomène si exceptionnel surtout dans sa durée ? Car par exemple, une ville comme Safed / Tsfat, en Galilée, a eu aussi, à certaines époques, au XVIe siècle, une majorité juive, mais ça n’a pas duré, tandis qu’à Salonique, ça a duré.

Un havre pour l’émigration des Juifs ibériques

La première explication, globale qui vaut aussi pour l’évolution d’Istanbul et d’Izmir, c’est bien sûr l’expulsion des Juifs d’Espagne, puis du Portugal. C’est une nouvelle et massive composante de la judaïté ottomane qui apparaît à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle. Une partie notable de ces exilés ira dans l’Empire ottoman, soit directement, soit après plusieurs étapes de périples souvent très complexes.

L’Empire ottoman de la fin du XVe siècle est un lieu attractif pour les émigrés juifs : les sultans ottomans, pragmatiques, comprennent très bien l’intérêt qu’ils ont à accueillir cette population. Ce pragmatisme les engage à une attitude positive vis-à-vis de l’arrivée des Juifs : cela est vrai de Mehmet II qui a estimé qu’il était indispensable pour sa nouvelle capitale, d’avoir une composante juive de la population et ce sera vrai de son successeur et fils, Bayezid II, qui accueillera ces réfugiés. Sur le plan doctrinal, juridique et religieux musulman, l’acceptation de ces réfugiés ne posait pas de problèmes puisque la charia stipulait le statut de zimmi qui leur permettait de pratiquer leur religion avec certes des mesures restrictives et même discriminatoires, voire vexatoires mais qui néanmoins faisait que leur existence en tant que telle n’était pas mise en question comme elle pouvait l’être à la même époque dans de nombreux pays chrétiens.

Si l’on comprend l’attrait de l’Empire ottoman, d’où vient le choix de Salonique ? C’est une question à laquelle l’historien ne peut répondre qu’en échafaudant des hypothèses, car on ne possède aucun document positif nous expliquant pourquoi peu à peu les Juifs se sont regroupés particulièrement à cet endroit. Si Mehmet II avait voulu concentrer les Juifs à Istanbul, ce n’est plus du tout le cas sous son successeur et l’émigration sépharade a constitué dans les Balkans et même en Asie Mineure, toute une série de communautés, dans un grand nombre de villes, mais dont Salonique a été l’un des principaux pôles.

Un rôle prépondérant dans la draperie ottomane

Moyennant ce service rendu aux autorités ottomanes, ces dernières accordent aux Juifs très tôt (on en a une attestation en 1509, soit moins de vingt ans après l’expulsion des Juifs d’Espagne), le privilège de fournir le drap servant à tailler les uniformes des janissaires, composante de la fameuse infanterie ottomane. Cela constitue un formidable marché d’État qui a amené une grande partie des Juifs de Salonique à entrer dans les différents métiers de la fabrication du drap. D’après ce que l’on peut inférer de la documentation, ce privilège était accordé aux Juifs en contrepartie de leur rôle dans la mine de Sidré-Capsa.

Quel était l’intérêt des fabricants juifs de tissus de laine pour les Ottomans ? Contrairement à d’autres industries textiles de cette époque (le coton, la soie…), le drap, c’est-à-dire les tissus de laine, était peu répandu dans l’Empire ottoman. Alors qu’au contraire, dans les différents royaumes espagnols, il y avait, durant tout le Moyen Âge, de grands centres d’industrie drapière.

D’une part, les émigrés juifs ont apporté un certain savoir technique, et même des innovations qui n’étaient pas connues dans l’Empire ottoman, comme par exemple le moulin à foulon qui apportait une aide considérable dans une étape essentielle de la fabrication du drap. D’autre part, cette industrie drapière était rendue possible par le fait que, comme en Espagne, il y avait en Bulgarie et en Macédoine, dans l’arrière-pays de Salonique, des troupeaux de moutons dont la laine pouvait servir de matière première. La place de Salonique dans l’histoire juive s’explique par la conjonction de ces éléments favorables. Même si les Juifs de Salonique se sont ensuite tournés vers d’autres activités que la draperie, elle a été longtemps leur activité de base. Cela permet de comprendre le développement et l'organisation de la population juive.

Une communauté juive organisée, mais divisée

Il y avait au XVIe siècle une vingtaine de congrégations différentes dont les noms rappelaient l’origine géographique de leurs membres. De nouvelles synagogues furent édifiées, bien que, en principe, la charia n'autorisait que la réparation d'édifices religieux existants, chrétiens ou juifs.. Mais les Ottomans, très pragmatiques, n'hésitaient pas à contourner la difficulté en cas de besoin et ainsi on vit de nombreuses synagogues apparaître.

La plus fameuse et importante est connue comme le Talmud Torah de Salonique, édifié en 1520 qui était la maison commune des Juifs de Salonique, c’est-à-dire une synagogue, mais aussi un hospice pour les orphelins, une salle de réunion, une salle de fêtes, tout ce qu’il fallait pour donner malgré tout une certaine unité à cette communauté qui était en fait extrêmement divisée, morcelée, en kahals, en congrégations, toutes jalouses de leurs traditions et de leurs droits.

L’influence culturelle, religieuse, juridique de la communauté sépharade va progressivement s’imposer mais non sans résistance des autres communautés qui existaient dans la ville : les Romaniotes, bien sûr, qui étaient présents avant l’arrivée des Sépharades, mais aussi des Ashkénazes venus d'Europe centrale, des Juifs venus d’Italie. Chacun essayait de sauvegarder son identité face à l’ascension de l’influence séfarade.

La « Jérusalem des Balkans » au XVIe siècle

On a évoqué, au XVIe siècle, avec une certaine exagération « l’âge d’or de la Salonique juive ». Bien que « l’âge d’or » n’existe pas du point de
vue historique, il est cependant exact qu’au XVIe siècle, Salonique est, sur le plan économique, religieux et culturel, une référence pour tout le judaïsme méditerranéen et même au-delà avec des grandes figures qui ont un prestige et une influence considérable : des rabbins comme Moïse Almosnino qui sera aussi un historien, un chroniqueur ; comme Samuel de Medina dont les Responsa font autorité non seulement à Salonique mais un peu partout. C’est lui qui écrit : « Nous abondons en savants et en bibliothèques. La science est largement répandue parmi nous. » On peut encore citer un autre rabbin fameux, Benjamin ha-Levi Eshkénazi qui écrit : « Orateurs, sermonnaires, mathématiciens, philosophes, jurisconsultes, érudits, chantres et poètes sont légions. » Et c’est à Salonique aussi que le fameux médecin, grand savant, Amato Lusitano va séjourner pendant plusieurs années.

Par rapport à cette époque brillante où Salonique joue un rôle éminent dans le judaïsme, il y a pour le judaïsme ottoman en général, et pour celui de Salonique en particulier, une nette détérioration de la situation au XVIIe et au XVIIIe siècles.

La récession (XVIIe-XVIIIe siècle)

D’une part, l’industrie du drap, qui a été sûrement une aubaine au départ pour les Juifs saloniciens, va devenir un piège redoutable. Les Janissaires étant de plus en plus nombreux, alors qu’au XVIe siècle on demandait 1200 pièces de drap, au XVIIe siècle, on leur en demande 4000. Compte tenu de l’inflation qui affecte l’Empire dès la fin du XVIe siècle, on rémunère de moins en moins l'achat de ces pièces de drap et la production devient de plus en plus mauvaise. Il y a des tricheries sur la fabrication, sur les dimensions, à tel point qu’un rabbin important, Judah Covo, est convoqué à Istanbul en 1637 : tenu pour responsable de la mauvaise qualité des draps saloniciens, il est jugé et pendu. Et comme l’écrit un rabbin à cette époque, « c’est une verge de fer qui frappe Israël à la nuque ».

D’autre part, la fiscalité salonicienne est de plus en plus lourde ; au XVIIe siècle, l’Empire ottoman mène différentes guerres contre Venise, contre les Habsbourg, puis contre les Russes, qui vont affecter Salonique, car les troupes qui y sont cantonnées vont commettre toutes sortes d’exactions. Au XVIIIe siècle, ce sont les Janissaires locaux qui dominent la ville et qui maltraitent les Juifs. Enfin, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Salonique sera sûrement une des villes les plus affectées, peut-être la plus affectée, par ce que l’historien Joseph Nehama a appelé la «Tourmente Sabbatéenne», c'est-à-dire la profonde crise religieuse suscitée par la prédication de Sabbatay Tzevi.

Le seul élément positif, et qui annonce un avenir plus prometteur, c’est l’installation au cours du XVIIIe siècle de quelques familles très dynamiques de Juifs livournais, qui vont réveiller la communauté qui s’était repliée sur elle-même. Ce d’autant plus qu’après avoir été, pendant une bonne partie du XVIe siècle, un lieu d’émigration, non plus pour les Juifs sépharades, mais pour les marranes, l’Empire ottoman n’est plus une destination appréciée. Les marranes vont désormais plus vers Hambourg, Londres, Amsterdam, vers l’Amérique du Sud, et désertent l’Empire ottoman qui offre moins de perspectives d'avenir.

Salonique et la modernisation de l’Empire ottoman

Il faudra attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour assister à une forme de réveil de Salonique en général et de la communauté juive en particulier. Salonique va être, à partir du milieu du XIXe siècle, la ville la plus moderne, la plus en pointe à tous égards, de l’Empire ottoman : que ce soient les installations urbaines, que ce soit l’industrie, que ce soient les courants politiques… C’est à Salonique qu’apparaîtra un socialisme ottoman, au début du XXe siècle, et le créateur de ce mouvement, Abraham Benaroya, est un Juif de Sofia venu à Salonique. Salonique sera aussi la ville d’où partira la révolution Jeune Turque en 1908.

Dans ce mouvement de modernisation, de dynamisme de la ville en général et de ses différentes communautés, les Juifs jouent un rôle très important. Il y a incontestablement un réveil, mais qui sera malgré tout limité : en 1912, la ville est annexée par la Grèce, et même si les Juifs gardent un statut raisonnable dans le nouvel ordre politique, la préoccupation des nouvelles autorités est d’helléniser la ville le plus possible. Le grand incendie de 1917, dont les quartiers juifs situés au centre ont été les premières victimes, va détruire les trois-quarts de la ville. La fin – pas la fin absolue puisqu’il y a encore une petite communauté juive à Salonique mais la fin de ce qu'on pourrait appeler «l'exception» salonicienne– a été consommée en 1943 avec la déportation à Auschwitz de 96 % de la communauté. On estime à 56 000 Juifs le nombre de victimes de cette déportation.

Gilles Veinstein (1945-2013) a été titulaire de la chaire d'histoire turque et ottomane au Collège de France. Le texte ci-dessus est la transcription de la conférence qu’il a prononcée le 10 juillet 2012 lors de la première université d’été judéo-espagnole organisée par Aki Estamos. Le titre et les intertitres sont de la rédaction. Transcription : Suzanne Varol.

Gilles Veinstein s’est intéressé au cours de ses recherches aux Juifs de l’Empire ottoman et leur a consacré une année de ses séminaires au Collège de France. Les résumés de ses cours et séminaires sont accessibles en ligne : https://www.college-de-france.fr/site/gilles-veinstein/ainsi que sa bibliographie complète.