Introduction à l'histoire judéo‑espagnole

Classiquement on définit comme Judéo-espagnols, les descendants des Juifs ayant vécu dans la péninsule ibérique jusqu’à l’édit royal d’expulsion de 1492. Contraints à l’exil, ils se sont dispersés sur tout le pourtour de la Méditerranée et particulièrement dans l’Empire ottoman (Balkans, Asie mineure) et le nord du Maroc. Dans ces régions, ils sont parvenus à former des communautés cohérentes, préservant certaines de leurs coutumes et en adoptant d’autres, maintenant l’usage du vieux castillan et le métissant d’autres langues.

Introduction à l'histoire judéo-espagnole
La fête de Simhat Torah dans la vieille synagogue de Livourne. Tableau de Hart. 1850.

Le temps de l'Espagne

La culture judéo-espagnole est pluri-millénaire : des communautés juives sont attestées en Espagne dès le haut Empire romain et certains font remonter cet établissement légendaire au règne du roi David.

Longtemps, la culture judéo-espagnole a été dominante, voire hégémonique, en Diaspora. Les rabbins, les philosophes, les poètes de Sepharad, ont été à l’origine d’œuvres universelles témoignant d’une renaissance intellectuelle au cœur du Moyen-âge. Ils bénéficiaient d’un pays situé géographiquement et culturellement au carrefour des influences latines, grecques et arabes.

L’enracinement des Juifs en Espagne était profond. Les paysages mêmes de l’Espagne, son climat, ses mœurs méditerranéennes et ses coutumes sémitiques n’étaient pas sans évoquer la terre d’Israël. Au XIIIème siècle, de grandes villes espagnoles comptaient selon des estimations de 10 à 30% de Juifs, soit des proportions comparables aux grandes villes de Pologne d’avant la Shoah.

Le statut des Juifs en Espagne suivit lui-même un cheminement très différent des autres communautés juives d’Occident. Dans la lente et confuse reconquista de l’Espagne par les chrétiens, les Juifs ne furent qu’épisodiquement et tardivement inquiétés. La plupart des métiers leur restaient ouverts, avec une prédilection pour les métiers de l’artisanat et du commerce. Une fraternité de « Nation » à « Nation » encouragée par les souverains, et faite de repas, de bains, de fêtes et d’habitudes communes liait les juifs et les chrétiens. Mieux les Juifs trouvaient dans le morcellement de l’Espagne une terre favorable aux échanges et aux alliances nobiliaires. Des Juifs conseillaient couramment des Princes. Certains portaient des armes… Ils cultivaient ouvertement une fierté tribale contrastant avec le statut de parias des autres Juifs d’Occident.

Cet orgueil du lignage allait cependant de pair avec une attitude très souple en matière de mœurs et de religion. L’influence de la philosophie grecque, du « maïmonisme » et de « l’avéroïsme », conduisait nombre de fidèles, parmi les plus illustres, à s’écarter de la lettre des textes sacrés et à adopter une pratique relâchée de la religion dont s’accommodaient plus ou moins bien les rabbins. Ces traits sont importants, car ils forment, jusque dans l’exil, le type même du judéo-espagnol. Ce type juif marqua fortement la culture espagnole au moment où refluait lentement l’influence arabe et en retour les Juifs d’Espagne s’assimilèrent profondément à toutes les composantes de la culture espagnole…

Le temps de l'exil

L’expulsion de 1492 fut très douloureuse. Elle est précédée d’un siècle de sanglantes persécutions au cours duquel les grandes villes se vidèrent de leurs Juifs qui trouvèrent refuge dans les bourgades de Castille et d’Aragon ou dans un exil au Portugal. De nombreux juifs, forcés ou démoralisés par les pressions qui s’exerçaient sur eux, se convertirent bien avant l’expulsion. En retour, l’Espagne s’engagea dans un procès contre elle-même pour se « désenjuiver », tâche mortifère, qui allait bien au-delà de l’expulsion des Juifs d’Espagne. Les statuts de la pureté de sang plaçaient les convertis sous la surveillance tatillonne de l’Inquisition et de la société tout entière. Les relaps, ou supposés tels, étaient condamnés au bûcher ou à des peines infamantes retombant sur plusieurs générations. La ferveur « raciste » s’acharna sur les nouveaux chrétiens et contraria brutalement leur ascension sociale. De nouvelles vagues d’immigration eurent alors lieu jusqu’au XVIIIème siècle vers Livourne en Toscane, Ancône, Venise, Bayonne, Bordeaux, Londres, les Pays-Bas, le Maghreb et bien sûr les grandes communautés juives de l’Empire ottoman (Salonique, Istanbul, Smyrne, Sofia, Sarajevo). Le Sultan Bajazet II avait en effet parfaitement compris le profit qu’il pourrait tirer de l’accueil des exilés de 1492. D’autres « nouveaux chrétiens », souvent des marranes portugais, trouvèrent refuge en Amérique et furent parmi les premiers juifs à coloniser le Nouveau Monde. La première communauté nord-américaine sera fondée en 1654 à New-York, par une vingtaine de juifs fuyant l’inquisition brésilienne. Au Mexique, des crypto-juifs convertirent des communautés indiennes au judaïsme….

L’Espagne perdit beaucoup avec l’expulsion : les métiers juifs traditionnels (artisans, commerçants, prêteurs d’argent, médecins…) furent déconsidérés durablement en Espagne comme « métiers juifs ». La vieille noblesse « enjuivée » par les mariages mixtes fit place au modèle du caballero, pauvre gentilhomme mais d’ascendance irréprochable. La vie intellectuelle et plus particulièrement le mode de pensée spéculatif, sur le modèle talmudiste, déclina au profit d’une approche dogmatique de la religion. Au XVIIIème siècle, l’Inquisition avait atteint son but et seuls quelques foyers de marranisme subsistaient (particulièrement vivaces au Portugal où les conversions forcées furent de règle). Les effets de cet appauvrissement se firent sentir à long terme : l’Espagne au sortir du Siècle d’Or, passa à côté des Lumières et de la révolution industrielle.

La perte de l’Espagne ne fut pas synonyme de déclin pour les Juifs espagnols qui prirent le chemin de l’exil. Bien au contraire, elle relança et souda face à l’adversité une communauté qui avec le temps et les persécutions avait perdu ses certitudes. Condamnés par l’Espagne à redevenir juifs, ils n’en étaient pas moins autant espagnols que juifs et se distinguaient du peuple par leur tenue et leur mode de vie raffinés. Les sultans ottomans, les Médicis à Livourne, les Vénitiens à Corfou accueillirent avec bienveillance une population en général lettrée, bien formée, maîtrisant plusieurs langues et apte au commerce. Dans l’Empire ottoman, les communautés judéo-espagnoles par leur dynamisme assimilèrent en quelques générations les communautés juives autochtones comme les Romaniotes grecs. Ceux-ci adoptèrent à leur tour ce castillan du XVème siècle qui constitue le socle de la langue judéo-espagnole. Des dynasties puissantes de commerçants et de banquiers se formèrent. Ces buenas familias devaient organiser rapidement la vie communautaire et établirent des liens au plus haut niveau avec les autorités ottomanes sur le modèle de ceux entretenus autrefois avec la Couronne espagnole.

Les communautés durent faire face durant au moins deux siècles à l’afflux des marranes progressivement chassés d’Espagne et du Portugal. La question de la rejudaïsation de ces exilés devint l’un des thèmes récurrents des rabbins judéo-espagnols. Si cette tâche fut déclarée prioritaire, la pratique antérieure d’une religion différente et le retour au judaïsme n’allait pas sans troubles. La communauté judéo-espagnole fut alors le théâtre d’apostasies ou d’hérésies dont la plus célèbre est celle de Sabbataï Zevi, faux Messie, qui ébranla une grande partie du monde juif au XVIIème siècle. Elle perdura bien au-delà de sa conversion forcée à l’Islam et de sa mort.

Le cheminement intellectuel de Spinoza est différent. Ce fils de marrane reconverti au judaïsme à Amsterdam reçut d’abord une très solide formation talmudique. Le sérieux avec lequel il prit cet enseignement, et l’évidence qu’il n’était pas conforme à son expérience de la vie, n’est sans doute pas étranger à la refondation qu’il propose de toute morale sur la raison naturelle. D’une certaine façon, sa conversion préfigure, avec au moins deux siècles d’avance, celle de tant d’autres Judéo-espagnols fascinés par la science et les Lumières de l’Occident. On ne peut non plus passer sous silence l’aventure mystique des kabbalistes judéo-espagnols exilés à Safed en Palestine et la préfiguration du sionisme politique soutenue par le financier ottoman Joseph Nassi. Cet ancien marrane à la cour de Charles Quint, retourna au judaïsme à Istanbul et devint le protégé du Sultan. Il obtint de celui-ci le droit de créer un établissement juif à Tibériade. Malgré la fortune qu’il y investit, le projet échoua, la plupart des Juifs et leurs rabbins refusant d’y adhérer. La nostalgie de la terre d’Espagne restera longtemps la plus forte chez les Judéo-espagnols et le mouvement sioniste ne s’y implanta que tardivement.

Le temps de la dispersion et de l'oubli

Les communautés judéo-espagnoles de l’Empire ottoman florissantes jusqu’au milieu du XVIIème siècle, subirent ensuite un déclin marqué. Leur commerce et leur artisanat dans l’Empire subirent la concurrence d’autres communautés plus nombreuses et entreprenantes comme les Grecs ou les Arméniens. Leur déclin suivit celui de l’Espagne et de l’Italie dans les échanges internationaux. Il se continua et même s’accentua avec le recul de l’Empire ottoman au XIXème siècle. La fidélité à l’Espagne joua contre ces communautés en limitant les échanges avec leur environnement et en favorisant des attitudes de repli. Les Judéo-espagnols, si prompts à évoquer leur gloire passée ou présente, oublient que le métier type du juif de l’Empire ottoman au XIXème siècle fut le colportage. Par ailleurs, les communautés moins importantes de Hollande et d’Europe centrale furent progressivement absorbées par l’afflux d’immigrés « Allemands » c’est-à-dire de langue Yiddish. Une ville de Pologne comme Zamosc, principalement peuplée de judéo-espagnols en 1588, est devenue au XIXème siècle une ville de culture ashkénaze par assimilation au milieu environnant. Les communautés d’Italie, d’Angleterre et de France s’assimilèrent à leur nouvelle culture. Au Maghreb, sauf en certains points du Maroc, l’assimilation aux communautés autochtones fut également la règle. La dispersion est donc un premier facteur du déclin des judéo-espagnols. A l’aube du XXème siècle, les judéo-espagnols ne subsistent plus de façon importante que dans les pays ottomans ou anciennement ottomans (Balkans, Grèce, Turquie, Egypte).

Au déclin démographique et à la dispersion géographique, s’ajoute le déclin économique et culturel prolongé. Ce marasme des communautés juives d’Orient est couramment rapporté au XIXème siècle par les visiteurs venus d’Occident. Un groupe de juifs issus de l’intelligentsia libérale française décide en 1860 de fonder l’Alliance israélite universelle dont la vocation est la défense des communautés persécutées et leur régénération par la création d’un réseau d’école diffusant un enseignement en français. Cette mission réussit au-delà des espérances de ses fondateurs. Elle francisa progressivement le monde judéo-espagnol dont les jeunes générations regardaient avant tout la France comme le pays des Lumières et de la tolérance.

Avec la désagrégation de l’Empire ottoman, les Judéo-espagnols virent leur statut communautaire durement remis en question. Aux nouvelles nationalités qu’ils pouvaient prendre, certains préfèrent garder la nationalité turque qui leur avait toujours servi de protection. D’autres choisirent l’exil plutôt que d’avoir à prendre parti dans des luttes nationales qui ne les concernaient pas ou d’avoir à faire le choix d’une langue imposée. La situation des Juifs de Salonique est la plus compliquée de toute puisqu’en l’espace de vingt ans, ils durent maîtriser au minimum quatre alphabets pour être compris (l’arabe cursif dans lequel s’écrivait le turc, les caractères rachi dans lequel s’écrivait le judéo-espagnol, le grec obligatoire dans l’enseignement à partir de 1912, et les lettres latines pour commercer). Le XXème siècle fut donc le temps d’un nouvel exil : exil qui redoubla les exils antérieurs et prit les traits d’une adhésion profonde aux valeurs occidentales, largement préparée par le travail des professeurs de l’Alliance israélite universelle. Une rupture plus ou moins rapide ou profonde avec le mode de vie communautaire s’en suivit.

Toutefois cette évolution n’aurait pas été aussi violente et aurait peut-être permis une recomposition harmonieuse de la communauté sans le traumatisme de la Shoah. La communauté judéo-espagnole a en effet été l’une des principales victimes du génocide. La communauté de Salonique, la Jérusalem des Balkans, qui comptait environ 50 000 Juifs avant-guerre a été exterminée à près de 96%. Les communautés de Bosnie, de Macédoine subirent un destin analogue voire plus funeste encore, comme à Skopje, dont aucun juif n’a survécu. Ce traumatisme accéléra le mouvement d’assimilation partout où il était à l’œuvre. En 1957, l’Egypte procéda à l’expulsion de sa communauté juive : l’une des dernières grandes communautés composée en partie de Judéo-espagnols perdait ainsi sa cohésion et ses liens ancestraux. Cette seconde dispersion des Judéo-espagnols fut bien plus large que la première : les Etats-Unis (New-York, la Floride, la Californie, l'état de Washington), le Canada (Montréal, Toronto), l’Argentine, l’Europe (la France, l’Angleterre…) et Israël accueillirent tout au long du XXème siècle des vagues d’immigrés judéo-espagnols.

La rapidité de leur assimilation est remarquable : en l’espace de deux à trois générations, ces immigrés se fondent dans le paysage environnant et perdent tout lien ou presque avec leur culture d’origine. Les causes de cette acculturation sont nombreuses : le souci de promotion sociale qui fait porter les efforts sur la vie professionnelle et l’éducation des enfants est bien sûr à l’œuvre. Mais il ne peut tout expliquer : le traumatisme de la guerre est un motif bien plus puissant et beaucoup de judéo-espagnols souhaitent offrir à leurs enfants une rupture définitive avec une histoire tragique. Cette rupture a lieu lorsque le principe d’endogamie, strictement respecté jusqu’alors est remis en cause. La continuité des générations n’est plus assurée. Elle est vécue par beaucoup comme une libération par rapport à un mode de vie exclusif, patriarcal, où les mariages étaient arrangés par les familles et où le métier du père s’imposait au fils. Les motifs profonds qui justifiaient la cohésion de la communauté : la nécessité de se rattacher à un groupe pour être reconnu et protégé par les autorités, la justice communautaire, la protection contre l’insécurité économique et politique, toutes ces raisons n’ont plus de raison d’être en Occident. Cette déjudaïsation fut d’autant plus rapide qu’elle était depuis longtemps en germe dans l’histoire des judéo-espagnols : la promotion sociale, l’intégration à l’élite des pays d’accueil a en effet toujours été considérée comme un facteur essentiel à la survie du groupe.