Organisant la première semaine de chants judéoespagnols jamais programmée en France, au Musée d’art et d’histoire du judaïsme du 9 au 17 mai 2001, Chantal Atlani et moi sommes immédiatement tombés d’accord sur la centralité de Judy Frankel, que pourtant ni Chantal ni moi n’avions jamais rencontrée et qui n’avait pratiquement jamais chanté en France, mais par contre dans bien d’autres pays du monde. Nous l’avons immédiatement programmée pour deux concerts qui remplirent chaque fois la salle. C’est dire la réputation diffuse de cette grande compositrice interprète. La raccompagnant à son hôtel tout proche après le second concert (elle devait quitter la France le lendemain matin), je me souviens très bien lui avoir dit : « Je suis fortement ému, Judy, à l’idée que jamais plus nous ne nous reverrons : vous habitez à San Francisco et moi dans le sud de la France ». Sans grande conviction me semble-t-il, elle rétorqua « Sait-on jamais, ici ou là de par le monde ? » Je pensais à notre séparation par la mort : la mienne évidemment, et non la sienne. Et pourtant Judy vient de mourir, chez elle, le 20 mars, après une longue agonie. C’est ainsi. Ce qui dominait chez la femme Judy, c’était « la classe », le raffinement . Le vulgaire lui était naturellement pénible : un jour, au cours d’une conversation, elle me reprit gentiment parce que je nommais sa ville, comme on l’entend fréquemment : « Frisco ». Non, dit-elle « San- Francisco » D’ailleurs n’était-elle pas née il y a un peu plus d'une soixantaine d’années en Nouvelle Angleterre, la petite contrée la plus européenne, aristocratique, des Etats-Unis ? Elle acquit une très solide formation, en chant et en guitare auprès des meilleurs, à Boston, à Cambridge (USA) et San-Francisco, en musique médiévale Harvard. Plus tard elle enseigna et offrit des conférences illustrées de séquences vocales. Sa musicalité propre était telle qu’elle a pu chanter en vingt langues qu’elle prononçait parfaitement. Elle se produisit au début modestement, en musique médiévale, devant des audiences raffinées. Puis sa réputation s’étendit. Sa rencontre fut capitale avec les soeurs Lévi, natives de Rhodes, Sara et Stella. C’est cette dernière qui lui donna le goût de la chanson judéo-espagnole et la lui enseigna, dans laquelle Judy se spécialisa. Elle devint, disait-elle « Sépharade par choix ». Elle cite aussi d’autres informatrices. Et les deux soeurs qu’elle chérissait lui survivent, Stella à New York, Sara à Berkeley. L’une de mes grandes joies est d’avoir pu présenter, à Paris, en 2001, Judy et Rita Gabbaï, la poétesse judéo-espagnole vivant à Athènes. Judy alors, avait déjà mis en musique de manière émouvante et talentueuse plusieurs poèmes de Rita sans la connaître encore, puis ultérieurement de Moshe ‘Ha Elion et d’autres poètes contemporains, Matilda Koen-Sarano d’Israël entre autres. | Ce qui dominait chez Judy, exprimions-nous, c’était « la classe ». Derrière la compositrice interprète vivait une âme. Il fallait insister pour lui faire avouer ses activités bénévoles parallèles en dehors de l’enseignement, par exemple son militantisme au sein d’une structure facilitant le retour dans le sein du judaïsme de marranes/ anusim hispanophones du sud des Etats-Unis ou/et d’Amérique centrale, les aidant à éclairer leur propre parcours historique sans leur imposer le moindre prosélytisme. Ce raffinement, cette classe que nous évoquions, se retrouvaient tout naturellement dans ses prestations musicales : elle faisait corps avec sa guitare dont elle tirait des sons superbes et chantait d’une voix pure, d’un ton juste, adhérant au texte, donnant sans cesse le sentiment d’exprimer sa conviction profonde : elle chantait ce qu’elle sentait, elle éprouvait ce qu’elle chantait. Son grand professionnalisme lui permettait de trouver d’emblée le juste équilibre entre voix et instrument, que ce soit avec guitare seule ou en petite formation avec oud. Jamais d’éclat : de la réserve, qui n’était pas froideur, un understatement toujours bostonien. La connaissance de sa carrière passe par celle de son livre : Sephardic Songs in Judeo-Spanish from the collection of Judy Frankel » chez Tara Publications en 2001, incluant un CD * ( 8 Music Fair Road. Owing Mills MD 21117 USA www.jewishmusic.com ISBN 0-933676-04-2 discographie complète, et plus, sur ce site). Mes préférences, dans son oeuvre enregistrée (cassettes audio primitivement, puis disques compacts ensuite), - mais ce jugement est évidemment réducteur, il est bien d’autres perles - vont à Silver & Gold/Plata i Oro, largement commenté dans La Lettre Sépharade numéro 21 de mars 1997 qui s’achève avec le superbe Shabat de Rita Gabbaï sur un rythme ternaire très lent rendant bien l’atmosphère du bonheur tout simple. Judy elle-même exprime que c’est un petit tableau intimiste qui reste devant les yeux lorsque la musique est achevée. Oui, Judy Frankel fut, pour moi - et d’autres partagent mon sentiment - l’une des meilleures interprètes de chants judéo-espagnols de notre époque. Et ce fut plus encore : une grande dame. Merci Judy de nous avoir enrichis, rendus meilleurs. Reposez en paix. Jean Carasso Nous signalons le remarquable site en hommage à Judy Frankel réalisé par son ancien mari Ken Frankel : http://www.judyfrankel.org/ |